Donner du sens à chaque repas, l’engagement de Rolland
Chaque année, près d’un tiers de la nourriture produite dans le monde est perdue ou gaspillée, alors que des millions de personnes n’ont pas accès à un repas suffisant. La Journée internationale de sensibilisation aux pertes et gaspillages alimentaires, célébrée le 29 septembre, rappelle l’urgence d’agir pour une gestion plus responsable et solidaire de nos ressources.
À Marseille, dans le 14ᵉ arrondissement, la Fourchette Fraternelle, initiative portée par Muslim Hands France, en est un exemple concret. Chaque jour, cette table solidaire prépare et offre gratuitement des repas complets et équilibrés à des personnes sans-abri, réfugiées, mineures non accompagnées ou familles en difficulté.
Mais au-delà des assiettes servies, la Fourchette Fraternelle est avant tout et surtout un lieu d’écoute, de partage et de dignité retrouvée.
Pour cette journée de mobilisation mondiale, parole est donnée à Rolland Tortorici, chef cuisinier avec plus de 30 ans d’expérience, qui met depuis 2022 son savoir-faire au service de la Fourchette Fraternelle, et ce, au côté de toute une équipe dédiée au développement de ce projet de Muslim Hands France. Rolland partage son expérience et sa vision de la lutte contre le gaspillage et, surtout, son engagement quotidien pour que chaque repas compte.

AVEC PLUS DE 30 D’EXPÉRIENCE, QU’EST-CE QUI VOUS A AMENÉ, ROLLAND, À REJOINDRE LA FOURCHETTE FRATERNELLE ET MUSLIM HANDS FRANCE ?
J’ai commencé la cuisine à 14 ans. J’ai eu une longue carrière dans la restauration : chef exécutif dans de diverses brasseries, grandes pour certaines, moins pour d’autres, gestionnaire de plusieurs établissements en même temps en cuisine gastronomique et collective. J’ai connu un peu tous les aspects de ce métier. Mais après trente ans derrière les fourneaux, j’ai ressenti le besoin de lui donner un autre sens.
En 2022, six mois après l’ouverture de la Fourchette Fraternelle, je me suis lancé dans cette aventure. Le projet était encore fragile, il fallait de la stabilité. J’ai tout de suite eu la vision d’y apporter mes compétences pour le faire grandir et nourrir davantage de personnes en difficulté. Mon idée, dès le départ, c’était de penser en volume, d’aller au-delà de quelques dizaines de repas, et de construire un programme solide et un modèle économique duplicable, capable d’ouvrir un jour une centrale de production pour aider toujours plus de gens.
N.B. : A noter que la Fourchette fraternelle s’inscrit dans une dynamique collective portée par Muslim Hands France. Ce projet est coordonné par une équipe engagée au sein de laquelle Rolland apporte sa connaissance du monde culinaire.
VOUS SERVEZ CHAQUE JOUR ENTRE 80 ET 100 REPAS. COMMENT PARVENEZ-VOUS À ÉVITER LE GASPILLAGE ALIMENTAIRE ?
La restauration, c’est mathématique. Nous savons exactement ce que nous pouvons produire par jour : entre 80 et 100 repas, pas plus, car c’est la capacité maximale de notre outil de travail au Merlan. Tout est calibré sur cette base.
Je commande chaque lundi mes produits auprès de fournisseurs locaux. Je me concentre sur une vingtaine de plats que je sais appréciés par les bénéficiaires. Cela me permet de commander uniquement les quantités nécessaires et de travailler à flux tendu.
Résultat : ce que je prépare dans la journée est distribué le jour même. Il n’y a pas de restes, pas de surplus, pas de gaspillage. Toute la production est consommée, et l’hygiène est respectée car rien ne traîne d’un jour à l’autre. On peut le dire clairement : ici, c’est zéro perte alimentaire.

QUELS SONT LES PRINCIPAUX DÉFIS POUR LIMITER LES PERTES DANS UN RESTAURANT SOLIDAIRE COMME LE VÔTRE ?
Le défi, c’est la simplification. Je ne m’éparpille pas. Chaque jour a son plat type : le lundi, des pâtes ; le mardi, du riz ; le mercredi, des lentilles ; le jeudi encore des pâtes avec une autre sauce ; le vendredi, le couscous. Bien sûr, cette simplicité n’exclut pas la diversité : une fois par semaine, nous intégrons du poisson, et des légumes viennent enrichir nos recettes. Mais la règle, c’est toujours d’acheter juste ce qu’il faut et de valoriser chaque ingrédient.
Cette régularité permet d’optimiser les achats et de limiter les stocks. Avec un peu de créativité, on change les sauces, on adapte les saveurs, et les repas restent équilibrés et variés.
LA FOURCHETTE FRATERNELLE N’EST PAS SEULEMENT UNE TABLE SOLIDAIRE. COMMENT LA CUISINE CONTRIBUE-T-ELLE À SON RÔLE SOCIAL ?
Le repas est une porte d’entrée. Bien sûr, les gens viennent d’abord pour manger, mais en réalité, ils viennent aussi chercher un échange. Petit à petit, les bénéficiaires parlent, se confient. On prend le temps de les écouter, de les orienter quand ils en ont besoin. Ici, on ne distribue pas seulement de la nourriture : on recrée du lien social, on brise l’isolement, on redonne de la dignité.
Au fil du temps, la Fourchette Fraternelle est devenue un véritable lieu de vie dans le quartier du Merlan. Les repas servis rappellent parfois des souvenirs d’enfance, des saveurs familiales, et ils réchauffent autant le cœur que le corps.
N.B. : Parmi les personnes accueillies, des rencontrons se font avec différentes communautés et leurs traditions culinaires respectives. Ces moments offrent, à toute l‘équipe de la Fourchette Fraternelle, l’opportunité d’apprendre, d’échanger et un peu de voyager. Et ce, tout en transmettant un savoir-faire. C’est une richesse mutuelle qui nourrit pleinement la mission de Muslim Hands France.

EN CETTE JOURNÉE INTERNATIONALE DE SENSIBILISATION AUX PERTES ET GASPILLAGES ALIMENTAIRES, QUEL MESSAGE SOUHAITEZ-VOUS TRANSMETTRE ?
Le gaspillage est une injustice. Dans un monde où tant de personnes souffrent de la faim, on ne peut pas se permettre de perdre des aliments.
Je crois qu’il faut apprendre à acheter différemment, à prendre seulement ce dont on a besoin. Chaque produit peut être réutilisé, recyclé, intégré dans une autre recette. C’est d’ailleurs une idée qui m’accompagne depuis longtemps, avec cette formule qui me tient à cœur : du riche pour les pauvres. Chacun peut faire sa part : cuisiner les restes, bien conserver les aliments, éviter les excès. Ce sont de petits gestes qui, mis bout à bout, font une grande différence.
COMMENT LES CITOYENNES ET CITOYENS, ET LES PARTENAIRES PEUVENT-ELLES ET ILS SOUTENIR LA FOURCHETTE FRATERNELLE ?
Un repas complet, avec entrée, plat, dessert et accueil, revient à environ 5 €. Avec ce montant, on peut offrir à une personne en difficulté non seulement un repas équilibré, mais aussi un moment d’écoute et de réconfort.
Le soutien peut être financier, mais pas seulement. Les dons alimentaires, le bénévolat en cuisine, au service ou à l’accueil, ou même le fait de relayer notre initiative autour de soi, tout cela contribue à maintenir cette chaîne de solidarité. Chaque geste compte.
N.B. : Ce montant inclut l’ensemble des coûts, y compris les charges de structure, de logistique, de fonctionnement et de ressources humaines, afin de garantir une action durable et de qualité.

QUELLE SUITE IMAGINEZ-VOUS POUR CE PROJET ET POUR VOUS-MÊME ?
J’ai travaillé dans des cuisines haut de gamme, j’ai géré des équipes, j’ai fait de la gastronomie. Mais rien n’égale ce que je vis aujourd’hui.
Voir un sourire apparaître sur un visage quand je sers une assiette, sentir qu'une personne en difficulté retrouve un peu de joie, c’est ça ma plus grande motivation. Ici, je propose une cuisine familiale, simple, sans prétention, mais qui réconforte et redonne de la dignité.
Et je regarde déjà vers l’avenir. Marseille compte parmi les grandes villes les plus touchées par la précarité en France. La prochaine étape, c’est l’ouverture d’un nouveau restaurant dans le 3ᵉ arrondissement. Conçue comme un centre de production, ce nouveau lieu permettra de servir le premier lieu du Merlan qui deviendra, alors, un "satellite" de distribution. Et si ça marche, pourquoi pas ouvrir d’autres lieux dans d’autres quartiers de Marseille.
Parce que le besoin est là. Et parce qu’après trente ans de carrière, mettre mon savoir-faire au service des plus vulnérables est la plus belle mission qui soit.